Sophie Rambert



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Sophie Rambert  Dessins de destin

Aux antipodes des navrants clichés du genre, les purs dessins de corps de Sophie Rambert sont parmi les plus forts et les plus beaux du temps. Corps seul et nu vêtu d’espace. Plus rien d’autre que le corps-univers, absolument plus rien. Art d’outre-mémoire et des confins de la chair. Sophie Rambert invente des corps en apesanteur qui flottent ou qui chutent dans l’étendue. Chez elle, diversion esthétisante et divertissement de voyeur n’existent pas. Formidable exemple d’authenticité créatrice.

Le corps est hétérogène, duel et pluriel. La masse charnelle occupe l’essentiel, fût-elle parfois allusive et partielle, toujours définie par un trait implacable, majestueux et sûr, et lourd d’impact. Le corps seul, essentialisé, paraît indestructible et souverain. Mais le dessin asséné des pieds et des mains dit l’inverse, le poids terrible du vécu tragique de l’humanité. Sophie Rambert dit aussi l’infinie fragilité du dedans, les traces cruelles du temps et les cicatrices vitales. L’inverse aussi de la puissance d’apparition du corps se dit plus encore par les positions dessinées, à la limite des possibles de l’humain : recroquevillées, tordues, ou repliées jusqu’au plus extrême dedans, douleur et désir mêlés.

                     Christian Noorbergen, avril 2021

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Pline l’Ancien raconte, au livre XXXV de ses Histoires Naturelles, comment la fille du potier corinthien Butadès, le premier, selon la légende à avoir modelé des figurines en terre, traça sur le mur, à l’aide d’un morceau de charbon de bois, le contour de l’ombre de son fiancé qui partait à la guerre. Le peintre belge Joseph-Benoît Suvée (1743-1807) en tira, en 1791, une toile qu’il intitula L’Invention de l’art du dessin. Pline poursuit son histoire en expliquant que la jeune fille appliqua une couche d’argile, en respectant le contour dessiné sur le mur, la détacha, puis la mit au four pour obtenir un portrait durable de son amant. La légende attribue donc déjà au dessin, inventé par la jeune corinthienne, deux de ses caractéristiques essentielles : l’intermédiaire et le mémorial.

Intermédiaire – Dans le récit de Pline, le tracé sur le mur ne constitue qu’une étape dans le processus de réalisation du portrait en terre cuite. Le dessin n’a aucune vertu de produit fini. Il n’a servi que dans une étape intermédiaire – décisive, certes – du processus d’élaboration d’une œuvre plus noble, présentable, non sujette à l’éphémère. Il contribue à un projet. Il est projet. Le mot dessin tire d’ailleurs son étymologie du mot dessein. Il faut attendre le XVIIIe siècle pour que ces deux mots prennent des sens distincts.

Mémorial – L’histoire de Pline ne pouvait que finir tristement. Le jeune amant meurt à la guerre. Sa fiancée éplorée n’a plus que l’effigie en terre cuite, le produit du dessin, pour se remémorer les traits du disparu. Le dessin est donc ici ce qui subsiste, la relique, au sens étymologique de ce terme, de quelque chose qui a existé et qui n’est plus. Dans un processus régressif par rapport à celui de la création, le dessin devient un substitut, défaut, à ce qui n’est plus accessible. Et si le dessin venait à disparaître, c’est plus la mémoire du dessin que celle de l’objet initial qui se substituera à l’objet disparu.

Au XIXe siècle et au début du XXe siècle, la définition du dessin commence à prendre de l’autonomie par rapport au rôle fonctionnel qui lui était jusqu’alors dévolu. Sa différentiation d’avec la peinture devient de plus en plus arbitraire. On convient que le dessin est essentiellement monochrome, même s’il peut être colorié dans un second temps de sa réalisation, tandis que la peinture reste colorée, même si l’on peut peindre en grisaille ou en camaïeu. Le sens commun verra un dessin là où les tracés ou les contours restent apparents et nommera peinture une œuvre où prédominent les aplats et les taches colorées ou non. Delacroix peint. Ingres dessine.
En ce début de XXIe siècle, le dessin a définitivement gagné un statut de mode d’expression artistique autonome.

Sophie Rambert dessine avec un réalisme confondant. Les noms de Schiele, de Bacon ou de Freud viennent spontanément à l’esprit, mais son travail s’en distingue radicalement. Sophie Rambert fait sien le propos de Valéry – « Ce qu’il y a de plus profond dans l’homme, c’est la peau » – en s’attachant exclusivement à l’épiderme, à cette partie si superficielle de notre corps que l’on finit par l’oublier. Certes, la viande est derrière, mais c’est son enveloppe anorganique, comme mécanisée par l’absence de passions, qui fascine l’artiste, enveloppe comprimée, renversée, tendue ou recroquevillée, dans son absolue nudité. Ce n’est que dans l’œil et dans l’esprit du regardeur-voyeur que ce contenant se personnalise, prend de l’épaisseur, du volume, pour se remplir d’une chair qui n’est autre que celle de ses fantasmes et de ses désirs inassouvis.

                     Louis Doucet, octobre 2018


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                     Rendre visible le visible du corps : l'art de Sophie Rambert


Sophie Rambert montre le corps comme personne ne l’avait fait avant elle. Elle rend visible le corps. Pour tâcher de mesurer quelque peu le poids de cette assertion, il nous faut faire un détour par Klee, Jean-Michel Le Lannou, Jean-Marie Pontévia et Valéry.

Le philosophe Pontévia rappelle dans une note que « [l]e peintre dispose de tout le visible et qu’il ne dispose que du visible. La peinture est une pratique du voir. C’est la production d’une matière visible eu égard strictement à sa visibilité. Donc c’est une pratique de la visibilité ; non pas exercice de la vue – ni catalogue de "visions", ni "dialogue sur le visible" – mais bien plutôt monologue de la visibilité ». Et Pontévia d’ajouter : « On a souvent interprété le mot de Klee "l’art ne reproduit pas le visible, il rend visible" comme une espèce de référence à un "invisible" sur lequel l’artiste aurait un pouvoir particulier et qu’il pourrait faire apparaître en vertu de ses dons d’illusionniste. […] Il faut dénoncer [...] cette phraséologie fondamentalement idéaliste qui veut à tout prix faire de l’art le révélateur du "dedans" des choses, de l’au-delà de l’apparence, etc. Klee n’a pas dit que l’art révélait l’invisible, il a dit que l’art "rend visible". Il "rend visible" quoi ? Le visible, évidemment. On voit mal comment il pourrait en être autrement. On peut donc partir de là : l’art (la peinture) rend visible le visible. Il ne l’était donc pas ? Peut-être pas – ou peut-être l’était-il trop. Peut-être après tout que le visible, à force d’être visible, cesse d’être vu. [...] Toute notre expérience perceptive nous prédispose, en effet, à voir toujours plus ou autre chose que ce que nous voyons ; nous ne cessons d’anticiper, de prolonger, de structurer, de composer (avec) ce que nous voyons pour lui assigner une identité. […] Nous ne sommes pas assurés d’une sorte de virginité de l’œil ; l’œil a au contraire toujours déjà été défloré ; il n’y a pas de spectacle primitif (pas même la « scène » ainsi baptisée) qui ne se dessine sur le fond d’un déjà-vu ». Jean-Michel Le Lannou développe cette idée dans un stimulant essai (La forme souveraine : Soulages, Valéry et la puissance de labstraction) : « La vision, soumise à la reconnaissance, s’effectue comme substitution de signes au donné. Elle s’exerce dans l’évidence d’une immédiate confiance dans le discours. C’est lui, qui, de droit, croyons-nous, norme le visible. Quel est l’effet de cette confusion ? Celui-ci que le discours confisque la vision. Que fait le savoir au voir ? Très directement, il l’aliène. Il y opère une incessante dé-présentification, c’est-à-dire la générale substitution du su au purement vu. La puissance du discours se soumet ainsi tout ce qui apparaît. Le savoir "transforme tout en signes", et par son opération inaperçue le sensible devient discours. Que voyons-nous alors ? Rien d’autre que l’idéalité que "nous" substituons au réel ». Tel "système de couleurs", chacun de nous "sur-le-champ le transforme en signes, qui […] parlent à l’esprit", comme l’écrit Valéry. Voir n’est alors que "substitution uniforme et instantanée et qui prend entièrement la place de la sensation, l’absorbe", ajoute l’auteur de l’Introduction à la méthode de Léonard de Vinci. Pourquoi cette substitution advient-elle ? Quel en est le motif ? N’est-ce pas la nécessité vitale qui l’impose ? Qui donc l’opère ? Chacun de nous, dans les conditions quotidiennes du pragmatique. En elles, l’homme, et ce inéluctablement, "ne voit que ce qu’il songe" (ainsi que le note Valéry). Tel est le pouvoir implicite du savoir : il produit une hallucination utile. Et, de fait, "la plupart des gens y voient par l’intellect bien plus souvent que par les yeux". Le sensible ne se présente là que soumis aux exigences de la vie, dans et par "l’organisation linguistique du champ d’observation". Le discours imprégnant la vision, celle-ci est directement ordonnée à la pratique. Ainsi, en cette modalité du voir, sans nous attarder, nous passons à "tout autre chose". Qu’advient-il ? Que le réel n’est pas vu. »

Sophie Rambert s’attache, de toutes ses forces qui sont nombreuses, à lutter contre cette manière de voir qui est de « ne rien voir qui soit purement vue » (pour reprendre la formulation de Valéry). Elle contient, puis abolit la domination du logos, cherchant à « restaurer une sorte de primitivité du voir », pour nous amener à une variation libératrice, dans la façon qu’a notre œil de vivre, d’écouter, d’être en lien, d’être notre lien avec le monde.
Seul le peintre, rappelle Jean-Michel Le Lannou, résiste spontanément aux injonctions du savoir. Très directement, « l’œil du peintre annule les effets ou produits significatifs ultérieurs de la perception » (comme l’écrit Valéry). Non seulement la puissance de l’art résiste au sens, mais surtout elle empêche l’extension de la reconnaissance à tout visible. Ainsi "l’art de voir" est opposé "au voir qui reconnaît les objets". » L’effort du peintre tend, note Pontévia, à « faire disparaître toutes [l]es surcharges par quoi voir est, pour nous, toujours plus ou autre chose que ce que nous voyons. » Le travail de Sophie Rambert en est l’éclatante confirmation.
Avec cette artiste, la peinture parvient à « décrire la pénétration fulgurante du regard qui fait irruption dans une région du visible et explore son impudique apparence. » Avec vaillance, Sophie Rambert « essaie de se porter le plus près possible du cœur des choses ». Selon Pontévia, « à chaque apparence qu’il perce », le peintre « se blesse un peu plus, mais il rassemble toutes ses forces pour aller plus loin en avant ».

                    Matthieu Gosztola, in Libr-critique, la littérature dans toutes ses formes, le 28 janvier 2018

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                    Erotique de l'os


Griffes giflées
Chevelures écorchées
L'ongle s'incarne en d'âpres silences
Sur l'infinie nudité des corps étreints
Malaxés
Caressés
Retombés d'anguleuses voluptés,
Ecrasés
Plombés sous la mine
Essoufflés
Dans un dernier spasme
Où craquent encore pourtant les rotules,
Couchés au Velin,
Ils fixent au dos de leurs petites morts
- Avortés d'ébats solitaires -
L'éternité d'un désir vertébral.

                    Nicolas FavreVivre L'Art Magazine, le 17 mai 2015

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                    Corps du temps, instants du corps...

Vigueurs des corps même le chien...
Vitesses des muscles même couchée..
Violences des mains, des pieds, du sein...

En état de pulsations, du sang dans la couleur, le vide en suspend
découpe les peaux jusqu'à l'obscène d'une souffrance cernée de blanc.
Le mouvement dans l'arrêt de l'articulation, mains, pieds, doigts, orteils,
mollets, seins, cheveux, vulve...

Quand Déméter au désespoir grille tout sur son passage,
l'étrange et effrayante Baubô, femme sans tête aux yeux de mamelons
à la bouche de sexe profère une obscénité.
Déméter sourit et retrouve son énergie..

Nous les regards, on regarde et on se tait.
Qu'un mot vienne et il nous semble dérisoire.
Nous retenons notre souffle et les lignes tracent
leurs images de mots dans notre esprit soudain assoiffé.
Les corps profanés en exergue
rendent gorge aux sentiments convenus.
Et soudain, notre regard s'approfondit...


                    Yannick Lefeuvre, Vivre L'Art Magazine, le 20 avril 2012


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                    Corps Profanes

Concernant Sophie Rambert les noms d'Egon Schiele et de Francis Bacon, sans doute, comme des autorités tutélaires sous l'égide desquelles son travail continuerait de se développer, se surajouteront immédiatement à la contemplation des œuvres elles-mêmes, voire s'y substitueront jusqu'à nous les masquer. Il faudra mieux, en retournant la référence (à certains égards inévitable) aux deux grands aînés, regarder le travail de Sophie Rambert dans ses différences – plutôt que dans sa ressemblance peut-être trompeuse – avec eux, pour mieux voir ce qu'il s'y joue en propre. C'est que, s'il y va évidemment et essentiellement du corps, dans cette peinture lumineuse et torturée, c'est à la fois moins dans son devenir-animal pour étudier sa viande (Bacon, selon Deleuze) et dans son expressivité par rapport aux sources de sens comme le visage ou la société (comme chez Schiele), que pour l'étudier dans sa nudité absolue de corps : quelque chose qui bouge, qui saigne, qui jouit. S'il s'agissait pour Bacon et Schiele, en effet, d'étudier – même pour moquer ses prétentions – le corps en tant qu'il est corps d'homme, Sophie Rambert vient comme après la question de l'homme pour nous montrer la simple chair et peau dans laquelle nous habitons sans plus la voir, à force de l'habiller des significations sociales les plus diverses. Un corps nu, c'est-à-dire non seulement sans vêtement mais sans ordre. Non en tant qu'il est un corps d'homme – mais en tant qu'il est un objet, morceau prenant l'espace, et le temps.

Dans les années soixante et soixante-dix, Deleuze avait tiré d'Artaud l'expression de « corps sans organes » pour en faire l'un des concepts les plus féconds de sa philosophie. Il s'agissait d'y penser le corps dans sa non-fonctionnalité, c'est-à-dire non pas comme une machine, avec des organes ayant des fonctions précises à remplir, mais une surface libre, indéterminée, permettant de multiples organisations à travers lesquelles il s'agirait non seulement d'expérimenter, mais d'inventer le désir. C'est, me semble-t-il, dans un sens proche que l'on pourrait dire de l'œuvre en cours de Sophie Rambert qu'elle met en scène les figures d'un corps sans ordre, au sens où le corps qu'elle présente, nu, est à chaque fois désorganisé (tête en bas, pieds en avant, bref sens dessus dessous) – non par quelque délire schizophrène, mais par le point de vue depuis lequel la toile est peinte. Ce que nous apprennent ces toiles, ce faisant, c'est que c'est la vision qui ordonne le corps.

Chez l'artiste, le corps est présenté dans la crudité d'une perspective décentrée par rapport aux exigences civiles et communicationnelles qui nous le montreraient la tête en haut et les deux pieds sur terre, dans une bascule par laquelle se prouve qu'il pourrait s'agir d'autre chose – un autre sens et presque un autre corps. Ainsi désordonné, le corps devient en effet une pompe à menstrues, à battre des pieds ou à je-ne-sais-quoi – toutes figures auxquelles nous aurions accès dans la vie quotidienne (par exemple au lit, voyant notre compagne ou notre compagnon sous certains angles) si nous ne recouvrions pas immédiatement ces visions, des voiles qui nous lui font remettre la tête à l'endroit et en premier plan alors même que nous devrions la voir – et que nous la voyons, en un sens – sens dessus dessous. La toile – dans l'éternité blanche d'un décor absent – nous forçant de nous arrêter sur ce moment qui dans la réalité passe et qu'on n'a pas vu (et qu'on ne saurait voir), l'art de Sophie Rambert est à l'exact opposé du portrait classique, qui se saisit d'une multiplicité de poses, pour organiser la figure d'une apparence idéale ou puissent se projeter les patterns de la psychologie sociale – le bon roi, la belle épouse, etc. ; il s'agit au contraire, ici, de casser la belle unité du corps spiritualisé pour le rendre à la multiplicité chaotique des poses singulières, de décomposer le mouvement des membres jusqu'à y trouver une figure singulière dans laquelle le corps puisse sortir de son ordre attendu et, devenant cette forme singulière parcourue de points d'intensité multiples que le jeu, expressionniste, des couleurs vient encore souligner, s'inventer un sens inassimilable par la machine sociale. Ce faisant, la peinture ne se contente pas, comme le disait Merleau-Ponty, de donner « existence visible à ce que la vision profane croit invisible », car elle est cette vision – ô combien difficile à tenir (et il s'agit là d'une éthique) – profane elle-même : ce que le fidèle, l'amoureux, le prêtre et le bon maire refoulent – ce qui existe et que nous ne saurons pas voir – le corps tout nu – décentré – renversé – la matière libérée de la vision qui ordonne.

                    Pierre Vinclair,  le 28 juin 2010